Démographe, sociologue, assez génial, mais assez largement incompris, aussi. Fils du brillant journaliste et écrivain socialiste Olivier Todd, petit-fils de l'écrivain communiste Paul Nizan et arrière-petit-cousin de l'anthropologue Claude Lévi-Strauss.
Auteur de nombreux ouvrages dont le lucide La chute finale, essai sur la décomposition de la sphère soviétique, Robert Laffont, Paris, 1976 ; La troisième planète, structures familiales et systèmes idéologiques, La Seuil, Paris, 1983 ; L'Enfance du monde, structures familiales et développement, Le Seuil, Paris, 1984 ; L'invention de l'Europe, Le Seuil, Paris, 1990 ; L'illusion économique, essai sur la stagnation des sociétés développées, Gallimard, Paris, 1997/1999 ; Après l'Empire, essai sur la décomposition du système américain, Gallimard, Paris, 2002.
En octobre 2008 il publie un ouvrage, Après la Démocratie, Gallimard, Paris, violemment Sarkophobe, dans lequel il préconise, face au mondialisme anglo-saxon dévastateur, la constitution d'une Europe protectionniste "dernière chance de la démocratie".
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Patience et longueur de temps...
Le modèle associant à la modernisation mentale - avec ses deux composantes principales, l'alphabétisation et la chute de la fécondité - des troubles idéologiques et politiques opposant des classes, des religions, des peuples est très général.
Sans échapper absolument à l'angoisse de la transition, quelques pays n'ont jamais sombré dans la violence de masse. Mais j'éprouve certaines difficultés à citer le nom d'un pays sage, par peur d'oublier telle ou telle crise, tel ou tel massacre. Les pays scandinaves ont peut-être échappé au pire, si l'on s'en tient au Danemark, à la Suède et à la Norvège. Car la Finlande, de langue finno-ougrienne, s'est quant à elle offert une guerre civile entre rouges et blancs, tout à fait honorable, au lendemain de la Première Guerre mondiale et dans les remous de la révolution russe.
Si l'on remonte à la Réforme protestante, point d'origine de la marche à l'alphabétisation, nous trouverons des Suisses fébriles, agités par la passion religieuse, parfaitement capables de s'entre-tuer au nom de grands principes, de brûler des hérétiques et des sorcières, mais sur le point d'acquérir, par cette crise précoce, leurs légendaires qualités de propreté et de ponctualité, en attendant de fonder la Croix-Rouge et de donner des leçons de concorde civile au monde. Alors, abstenons-nous, par simple décence, de catégoriser l'islam comme différent par nature et de juger son « essence ».
Les événements du 11 septembre 2001 ont malheureusement abouti, entre autres, à une généralisation du concept de « conflit de civilisation ». Le plus souvent, dans notre monde si « tolérant », par une dénégation: le nombre invraisemblable d'intellectuels et d'hommes politiques qui ont affirmé, dans les jours, les semaines, les mois suivant l'attentat, qu'il ne saurait y avoir de « conflit de civilisation »
entre islam et chrétienté prouve assez que cette notion primitive est dans la tête de tous. Les bons sentiments, qui font désormais partie de notre vulgate supérieure - l'idéologie des 20 % d'en haut -, ont interdit une mise en accusation directe de l'islam. Mais l'intégrisme islamique a été codé en
langage usuel par la notion d'un « terrorisme » que beaucoup veulent voir universel.
Après l'Empire, p. 56-57.
2
La grande menace démocratique
L'examen de paramètres éducatifs et démographiques à l'échelle planétaire donne de la chair à l'hypothèse de Fukuyama sur l'existence d'un sens de histoire. L'alphabétisation et la maîtrise de la fécondité apparaissent bien aujourd'hui comme des universels humains. Or il est facile d'associer ces deux aspects du progrès à la montée d'un « individualisme » dont le point d'aboutissement ne peut être que l'affirmation de l'individu dans la sphère politique. L'une des premières définitions de la démocratie fut celle d'Aristote, qui, parfaitement moderne, associait la liberté (eleutheria) à l'égalité (isonomia) pour permettre à l'homme de « mener sa vie comme il veut ».
L'apprentissage de la lecture et de l'écriture fait effectivement accéder chacun à un niveau supérieur de conscience. La chute des indices de fécondité révèle la profondeur de cette mutation psychologique, qui atteint largement le domaine de la sexualité. Il n'est donc pas illogique d'observer, dans ce monde qui s'unifie par l'alphabétisation et l'équilibre démographique, une multiplication des régimes politiques tendant vers la démocratie libérale. On peut émettre l'hypothèse que des individus rendus conscients et égaux par l'alphabétisation ne peuvent être indéfiniment gouvernés de façon autoritaire; ou, ce qui revient au même, que le coût pratique d'un autoritarisme exercé sur des populations éveillées à un certain type de conscience rend économiquement non compétitive la société qui le subit.
En fait, on peut spéculer à l'infini sur les interactions entre éducation et démocratie. Cette association était parfaitement claire à des hommes comme Condorcet, qui avait plaçé le mouvement de l'éducation au cœur de son Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain. Il n'est pas trop difficile d'expliquer par ce facteur lourd la vision qu'avait Tocqueville d'une marche « providentielle » de la démocratie.
Cette représentation me parait beaucoup plus authentiquement « hégélienne » que celle de Fukuyama, qui patauge quelque peu dans l'économisme et l'obsession du progrès matériel. Elle me semble aussi plus réaliste, plus vraisemblable, en tant qu'explication de la multiplication des démocraties: en Europe de l'Est, dans l'ex-sphère soviétique, en Amérique latine, en Turquie, en Iran, en Indonésie, à Taïwan, en Corée. Car on ne peut guère expliquer la floraison de systèmes électoraux pluralistes par la prospérité croissante du monde.
L'ère de la globalisation correspond dans le domaine économique à une chute des taux de croissance, à un ralentissement de la hausse du niveau de vie des masses, parfois même à des baisses, et presque toujours à une montée des inégalités. On voit mal le pouvoir explicatif d'une séquence « économiste » : comment une incertitude matérielle croissante pourrait-elle mener à une chute des régimes dictatoriaux et à une stabilisation des procédures électorales? L'hypothèse éducative en revanche permet de saisir la marche de l'égalité sous le couvert de l'inégalité économique.
Ibidem, p. 59-60.
3
- La structure de la famille arabo-musulmane permet d'expliquer certains aspects de l'islamisme radical, idéologie de transition parmi d'autres, mais que caractérise la combinaison unique de l'égalitarisme et d'une aspiration communautaire qui n'arrive pas à coaguler en étatisme. Ce type anthropologique spécifique couvre, au-delà du monde arabe, des pays comme l'Iran, le Pakistan, l'Afghanistan, l'Ouzbékistan, le Tadjikistan, le Kirghizistan et l'Azerbaïdjan, une partie de la Turquie.
Le statut très bas de la femme dans ce type familial n'en est que l'élément le plus évident. Il est proche du modèle russe par sa forme communautaire, qui associe le père à ses fils mariés, mais s'en distingue fortement par une préférence endogame pour le mariage entre cousins. Le mariage entre cousins germains, particulièrement entre les enfants de deux frères, induit un rapport d'autorité très spécifique, dans la famille comme dans l'idéologie. Le rapport père-fils n'est pas véritablement autoritaire. La coutume l'emporte sur le père et l'association horizontale entre frères est la relation fondamentale. Le système est très égalitaire, très communautaire mais ne favorise guère le respect de l'autorité en général et celle de l'État en particulier.
Ibidem, p. 63-64.
4
L'incapacité militaire traditionnelle
Une sorte de doute originel plane donc sur la réalité de la vocation militaire des Etats-Unis. Le déploiement spectaculaire de ressources économiques durant la Seconde Guerre mondiale ne peut faire oublier la modestie des performances de l'armée sur le terrain. Laissons de côté la question des bombardements lourds pratiqués par les Anglo-Saxons, et touchant massivement les civils: ils n'ont pas eu d'effets stratégiques appréciables et n'ont sans doute eu pour conséquence notable que le durcissement de la résistance de la population allemande dans son ensemble à l'offensive alliée.
La vérité stratégique de la Seconde Guerre mondiale est qu'elle a été gagnée, sur le front européen, par la Russie, dont les sacrifices humains, avant, pendant et après Stalingrad, ont permis de casser l'appareil militaire nazi. Le débarquement de Normandie, en juin 1944, n'est intervenu que tardivement, alors que les troupes russes avaient déjà atteint leur propre frontière occidentale en direction de l'Allemagne. On ne peut comprendre la confusion idéologique de l'après-guerre si l'on oublie que, dans l'esprit de beaucoup, à l'époque, c'était le communisme russe qui avait abattu le nazisme allemand et contribué le plus à la liberté de l'Europe.
A tous les stades, ainsi que l'a bien vu l'historien et expert militaire britannique Liddell Hart, le comportement des troupes américaines a été bureaucratique, lent, inefficace compte tenu de la disproportion des forces économiques et humaines en présence. Chaque fois que c'était possible, les opérations exigeant un certain esprit de sacrifice ont été confiées à des contingents alliés: polonais et français au mont Cassin en Italie, polonais pour boucler la poche de Falaise en Normandie. L'actuelle « manière » américaine en Afghanistan, qui consiste à engager et payer, opération par opération, des chefs de tribu, n'est donc que la version actuelle, et paroxystique, d'une méthode ancienne. Ici, l'Amérique n'est proche ni de Rome ni d'Athènes, mais de Carthage, louant les serviœs de mercenaires gaulois ou de frondeurs baléares. Avec les B-52 dans le rôle des éléphants mais personne dans celui d'Hannibal.
Ibidem, p. 98-99.
5
L'inquiétude des Juifs américains
Ce modèle permet de mieux comprendre la fébrilité de la communauté juive américaine, dont on s'attendrait à ce qu'elle soit simplement heureuse de son intégration réussie, émerveillée du comportement loyal de l'Amérique envers Israël. En fait, au contraire, cette communauté privilégiée vient de sombrer dans le culte inquiétant, pour ne pas dire névrotique, de l'Holocauste. Elle n'en finit pas de commémorer le massacre auquel elle a échappé. Elle dénonce sans cesse l'antisémitisme montant de la planète et éprouve pour tous les groupes de la diaspora, français notamment, des craintes que ceux-ci n'éprouvent nullement au même degré, malgré les attaques de synagogues du printemps 2002 dans les banlieues de l'Hexagone.
Les Juifs français d'origine ashkénaze, pour lesquels l'Holocauste a été une réalité familiale autrement plus concrète que pour les Juifs américains, semblent en vérité beaucoup plus tranquilles, beaucoup plus confiants en l'avenir, même si on les dénonce inlassablement, outre-Atlantique, comme des renégats sans conscience communautaire et comme les victimes futures d'une éternelle judéophobie française. La frayeur persistante des Juifs américains, au pays du prétendu « tout-puissant lobby juif », a quelque chose de paradoxal. L'hypothèse d'un reflux de l'universalisme américain permet de comprendre la persistance, outre-Atlantique, d'une véritable anxiété juive.
Résumons le modèle explicatif. La mentalité anglo-saxonne a deux caractéristiques pour ce qui concerne le rapport à l'autre: elle a besoin d'exclure pour inclure; la limite entre inclus et exclus n'est pas stable. Il y a des phases d'élargissement et des phases de rétrécissement.
L'inclusion des Juifs américains correspond à l'exclusion des Noirs et peut-être des Mexicains. Elle intervient dans une phase de recul de l'universalisme, de montée en puissance du différentialisme - dans les termes américains usuels, de réaffirmation du sentiment racial. Le moteur de l'évolution américaine n'est pas aujourd'hui la valeur d'égalité mais celle d'inégalité. Comment vivre dans la bonne
conscience et avec un sentiment de sécurité un processus d'intégration aussi paradoxal? Comment ne pas ressentir une telle inclusion comme fragile, menacée, remplie de dangers virtuels?
Les Juifs américains projettent sur le monde extérieur une peur qui est en eux, parce qu'ils sentent confusément qu'ils sont beaucoup plus les jouets d'une dynamique différentialiste régressive de la société américaine que les bénéficiaires d'une générosité conquérante de type universaliste.
Ibidem, p. 140-141.
6
L'obstination des États-Unis à entretenir une tension en apparence inutile avec les résidus du passé que sont la Corée du Nord, Cuba et l'Irak présente toutes les apparences de l'irrationalité. Surtout si l'on ajoute l'hostilité à l'Iran, nation clairement engagée dans la voie d'une normalisation démocratique, et les provocations fréquentes envers la Chine. Une politique authentiquement impériale conduirait à la recherche d'une Pax americana, par l'établissement de relations de patiente condescendance avec des pays dont le statut est évidemment provisoire. Les régimes nord-coréen, cubain et irakien tomberaient sans intervention extérieure. L'Iran se transforme positivement sous nos yeux. Or il est parfaitement évident que l'agressivité américaine renforce les communismes absurdes, tout comme elle fige le régime irakien ou conforte la position des conservateurs antiaméricains en Iran. Dans le cas de la Chine, où le pouvoir communiste gère une transition autoritaire vers le capitalisme, l'hostilité américaine donne en pratique des armes au régime, le relégitime sans cesse en lui permettant de s'appuyer sur des sentiments nationalistes et xénophobes. Un nouveau théâtre s'est récemment ouvert à l'activité de pompier pyromane des États-Unis: le conflit entre l'Inde et le Pakistan. Largement responsables de la déstabilisation en cours du Pakistan et de la virulence locale de l'islamisme, les États-Unis ne s'en présentent pas moins comme médiateur indispensable.
Tout cela n'est pas bon pour le monde, énerve leurs alliés, mais a néanmoins un sens. Ces conflits qui présentent pour les États-Unis un risque militaire zéro leur permettent d'être « présents» partout dans le monde. Ils entretiennent l'illusion d'une planète instable, dangereuse, qui aurait besoin d'eux pour sa protection.
Ibidem, p. 155-156.
7
Féminisme anglo-saxon et mépris du monde arabe
L'Amérique, de plus en plus intolérante à la diversité du monde, identifie spontanément le monde arabe comme antagoniste. L'opposition est ici de type viscéral, primitif, anthropologique. Elle va bien au-delà de l'opposition religieuse utilisée par Huntington pour établir le monde musulman comme extérieur à la sphère occidentale. Pour l'anthropologue habitué à travailler sur les mœurs, les systèmes anglo-saxon et arabe sont en opposition absolue.
La famille américaine est nucléaire, individualiste et assure à la femme une position élevée. La famille arabe est étendue, patrilinéaire et place la femme dans une situation de dépendance maximale. Le mariage entre cousins est particulièrement tabou dans le monde anglo-saxon; préférentiel dans le monde arabe. L'Amérique, dont le féminisme est devenu, au cours des années, de plus en plus dogmatique, de plus en plus agressif, et dont la tolérance à la diversité effective du monde baisse sans cesse, était d'une certaine manière programmée pour entrer en conflit avec le monde arabe, ou plus généralement avec la partie du monde musulman dont les structures familiales ressemblent à celles du monde arabe, ce que l'on peut nommer le monde arabo-musulman. Une telle définition inclut le Pakistan, l'Iran, partiellement la Turquie mais non l'Indonésie et la Malaisie et les peuples islamisés de la façade africaine sur l'océan Indien où le statut de la femme est élevé.
Le heurt entre l'Amérique et le monde arabo-musulman présente donc l'allure désagréable d'un conflit anthropologique, d'un affrontement irrationnel entre des valeurs par définition indémontrables. Il y a quelque chose d'inquiétant à voir une telle dimension devenir un facteur structurant des relations internationales. Ce conflit culturel a pris depuis le 11 septembre un côté bouffon et à nouveau théâtral, du genre comédie de boulevard mondialisée.
D'un côté, l'Amérique, pays des femmes castratrices, dont le précédent président avait dû passer devant une commission pour prouver qu'il n'avait pas couché avec une stagiaire; de l'autre, Ben Laden, un terroriste polygame avec ses innombrables demi-frères et demi-sœurs. Nous sommes ici dans la caricature d'un monde qui disparaît. Le monde musulman n'a pas besoin des conseils de l'Amérique pour évoluer sur le plan des mœurs.
Ibidem, p. 159-160.
8
La paix avec la Russie et le monde musulman
Au contraire des États-Unis, l'Europe n'a pas de problèmes particuliers avec le monde extérieur. Elle est en interaction commerciale normale avec le reste de la planète, achetant les matières premières et l'énergie dont elle a besoin, payant ces importations avec les revenus tirés de ses exportations. Son intérêt stratégique à long terme est donc la paix. Or la politique extérieure des États-Unis est de plus en plus structurée par deux conflits principaux, avec deux adversaires qui sont les voisins immédiats de l'Europe.
L'un, la Russie, est l'obstacle fondamental à l'hégémonie américaine, mais elle est trop forte pour être abattue. L'autre, le monde musulman, est un adversaire de théâtre, servant à la mise en scène de la puissance militaire américaine. L'Europe ayant intérêt à la paix, particulièrement avec ses deux voisins principaux, ses objectifs stratégiques prioritaires sont désormais en opposition radicale avec les choix américains.
Dans la mesure où les pays du Golfe doivent vendre leur pétrole parce que leurs populations s'accroissent, l'Europe n'a à craindre aucun embargo. Elle ne peut en revanche accepter indéfiniment le désordre entretenu par les États-Unis et Israël dans le monde arabe. La réalité économique suggère que cette région du monde devrait passer dans une sphère de coopération centrée sur l'Europe et excluant assez largement les États-Unis. La Turquie et l'Iran l'ont parfaitement compris. Mais ne nous méprenons pas: il y a là tous les éléments d'un véritable antagonisme à moyen terme entre l'Europe et les États-Unis.
Ibidem, p. 213-214.
9
Aucun pays au XXème siècle n'a réussi à accroître sa puissance par la guerre, ou même par la seule augmentation de ses forces armées. La France, l'Allemagne, le Japon, la Russie ont immensément perdu à ce jeu.
Les États-Unis sont sortis vainqueurs du xxème siècle parce qu'ils avaient su, sur une très longue période, refuser de s'impliquer dans les conflits militaires de l'Ancien Monde. Suivons l'exemple de cette première Amérique, celle qui avait réussi. Osons devenir forts en refusant le militarisme et en acceptant de nous concentrer sur les problèmes économiques et sociaux internes de nos sociétés.
Laissons l'Amérique actuelle, si elle le désire, épuiser ce qui lui reste d'énergie dans sa « lutte contre le terrorisme », ersatz de lutte pour le maintien d'une hégémonie qui n'existe déjà plus. Si elle s'obstine à vouloir démontrer sa toute-puissance, elle n'aboutira qu'à révéler au monde son impuissance.
Ibidem, p. 232-233.
1
Introduction Le moment Sarkozy
Comment Nicolas Sarkozy a-t-il pu devenir président de la République? Fébrile, agressif, narcissique, admirateur des riches et de l'Amérique bushiste, incompétent en économie comme en diplomatie, cet homme nous avait pourtant révélé, ministre de l'Intérieur, qu'il était incapable d'exercer la fonction de chef de l'État: ses provocations avaient alors réussi à mettre le feu aux banlieues dans l'ensemble du pays.
Élu, il a tenu ses promesses, et nous avons vécu dix longs mois d'apesanteur, une période folle durant laquelle aucune règle, aucune tradition, aucune valeur ne semblait plus limiter l'action de l'exécutif.2
Conclusion Le protectionnisme, dernière chance de la démocratie européenne
...Instauré à l'échelle du continent, entre Grande-Bretagne et Russie, le protectionnisme européen permettrait à toutes les sociétés qu'il abrite d'échapper dans la durée à la compression des salaires, à l'insuffisance de la demande et à la montée indéfinie des inégalités.
Le sentiment d'asphyxie sociale qui mine la démocratie disparaîtrait. La dénonciation des élites perdrait son sens. La pression sur le suffrage universel cesserait avec la pression sur les salaires. Espaces économique et politique coïncideraient à nouveau.
La forme politique ainsi créée serait d'un genre nouveau, impliquant des modifications institutionnelles complexes. Mais on peut affirmer que dans ce cas, et dans ce cas seulement, après la démocratie, ce serait toujours la démocratie.
Ibidem, p. 257
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Clearstream : Emmanuel Todd, sociologue, regrette l'emballement sur une affaire «mineure» au détriment des problèmes du pays:
«Une fuite des politiques hors de la réalité»
Emmanuel Todd est démographe et spécialiste de sociologie électorale. Il a publié l'Illusion économique, en 1999, et Après l'Empire, en 2002, chez Gallimard.
A plusieurs reprises, vous avez dénoncé l'incapacité des gouvernements à voir les réalités du pays. Analysez-vous l'affaire Clearstream comme un nouvel indice d'une faillite généralisée de notre système politique ?
Il y a une crise très sérieuse de la société française.
Les événements récents les plus importants, en particulier le non à la Constitution et le refus du CPE par l'opinion, ont montré que les classes moyennes avaient désormais rejoint les milieux populaires dans le rejet des classes dirigeantes.
Dans un tel contexte, l'affaire Clearstream est un épisode politico-policier relativement mineur, que je serais tenté de résumer en trois points : tout d'abord, c'est un délit de fabriquer des listes diffamantes ; ensuite, à partir du moment, où des listes diffamantes existent, il est assez normal qu'on enquête dessus pour savoir ce qui s'est passé, et enfin, ces faits devraient occuper un espace raisonnable dans les pages intérieures des journaux.
Or, nous assistons à une hystérisation, une focalisation totale du système politico-médiatique sur cette question mineure. Pour un sociologue, il est impossible de ne pas voir cet emballement comme une tentative de fuite hors de la réalité. Parce que nos dirigeants ne sont pas capables d'engager les débats qui comptent sur la globalisation économique, sur le rôle de la France et l'Europe dans cette globalisation , ils se donnent en spectacle.
Ce n'est tout de même pas un choix de leur part...
Ils n'en sont sûrement pas conscients, mais l'histoire nous montre que, lorsqu'une classe dirigeante perd le contact avec son pays, elle est prise dans un mécanisme centripète de narcissisation et ne s'intéresse plus qu'à elle-même. Mécanisme renforcé par l'esprit de l'époque : Clearstream, c'est la télé-réalité, la télé-poubelle, la Ferme Célébrités.
Les dirigeants mis en cause pensent que ce qui leur arrive est très important. Personnellement, j'ai plutôt l'intuition que l'affaire ne peut pas intéresser les Français, qui voient bien que celle-ci est d'abord une fuite. Ils risquent même d'y voir des comportements insultants à l'égard de leurs préoccupations réelles. Si ça continue trop longtemps, la droite ne sera pas au deuxième tour de la prochaine élection présidentielle.
Vous semblez accuser les médias autant que les hommes politiques...
Dans l'esprit du public, la classe politique n'existe pas prise isolément des médias.
Il existe un système politico-médiatique qui perd me semble-t-il de plus en plus sa prise sur la réalité. Un autre exemple de ce «décollement» est donné par la façon, dont l'élection de 2007 est présentée, comme un affrontement inévitable entre Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, ce qui ne correspond nullement à la structuration profonde des forces politiques et sociales à l'oeuvre en France aujourd'hui.
De la même façon, je suis persuadé que la compréhension des activités régulières, et non délictuelles de Clearstream, serait plus éclairante sur la réalité sociale, que les détournements qu'en aurait fait tel ou tel. En tout cas, personnellement, je suis plus intéressé par les premières que par les seconds et, dans la «crise de la réalité» que nous traversons, il est probable que les nouvelles informations sur l'affaire ne seront tout simplement plus recevables par le public.
Tout de même, n'est-il pas normal de chercher la vérité ?
Nicolas Sarkozy vient d'affirmer qu'il irait «jusqu'au bout de l'exigence de vérité».
Cette «exigence de vérité», exprimée avec tant de grandiloquence par Nicolas Sarkozy, est parfaitement ridicule lorsqu'il s'agit d'un sujet aussi mineur. Ce n'est pas être un homme d'Etat responsable que d'être intransigeant sur le dérisoire. Si Sarkozy a vraiment envie d'être moral, il y a plein de sujets importants : l'égalité, la justice sociale, l'immigration...
Nous devons être très prudents : une société qui n'arrive pas à affronter ses problèmes économiques a souvent tendance à fuir dans la recherche de boucs émissaires. La droite perd le contact avec la réalité, donc elle cherche des boucs émissaires en son sein : aujourd'hui c'est Villepin, sans doute un autre demain. Elle cherche aussi des boucs émissaires dans la société : ce sont les étrangers, aujourd'hui et demain.
Libération, 12 mai 2006, p. 7, par Eric AESCHIMANN
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Paru le : 13/09/2006 « Nicolas et Ségolène sont les candidats du vide »
Vous êtes remonté contre les hommes politiques... Pourquoi ?
Emmanuel Todd.
Les politiques s'interdisent
de parler du principal problème qui concerne les gens : notre système économique.
Or, le libre-échange,
c'est ce qui produit un tiers-monde dans les pays développés et détruit notre industrie.
Les
politiques ne parlent que de choses qui n'intéressent pas les gens. Cela produit un immense
désintérêt.
Sont-ils les seuls fautifs ?
L'époque est au repli sur soi. Il y a une perte de
sens de l'action collective dans tous les domaines. Même les syndicats se décomposent.
C'est
dans ce genre de monde incertain que peuvent apparaître ces « fantômes politiques » comme Nicolas
Sarkozy ou Ségolène Royal, deux candidats du vide.
« Royal n'est pas vraiment responsable de ce qu'elle est aujourd'hui »
Pourquoi des « fantômes » ?
Parce qu'ils n'incarnent plus rien. Les hommes politiques d'autrefois incarnaient des idéologies plus grandes qu'eux-mêmes. Maintenant, il n'y a plus rien à incarner. Et s'il n'y a plus rien à incarner, que va-t-on regarder chez les hommes politiques ? Leur visage, leur vie personnelle, leur style...
Vous pensez à Ségolène Royal...
Ségolène Royal, j'ai l'impression qu'elle a été fabriquée par le vide
et qu'elle n'est pas vraiment responsable de ce qu'elle est aujourd'hui.
Un grand hebdomadaire
et des sondages d'opinion, à eux seuls, tentent de faire croire qu'elle existe... Ils l'ont désignée
sans programme.
C'est une sorte de putsch. Si c'est elle qui est désignée, on pourra dire que
les sondeurs on fait une OPA sur le PS. En tout cas, le Parti socialiste donne l'image d'une
décomposition accélérée.
L'idée de pouvoir simplement s'inscrire sur Internet pour décrocher
le droit de participer à la désignation du candidat est une forme de destruction du parti politique
au sens où on l'entendait.
Vous n'aimez pas non plus les sondages...
Des sondages sur la politique réalisés un an avant l'élection, et donc avant que ne s'engage le débat électoral, ne sont à mon sens indicateurs de rien du tout. Hors période électorale, les sondés répondent à un quizz, ils sont à « Questions pour un champion » et on les teste pour savoir s'ils sont au courant...
Vous pensez que Nicolas Sarkozy lui non plus « n'incarne rien » ?
Nicolas Sarkozy est dans le système
depuis longtemps. Il a vraiment gouverné, on l'a vu faire. Il y a chez lui un trait récurrent
: la logique du bouc émissaire, qui est inséparable de la logique de l'impuissance.
Il est dans
une logique de division, pas de rassemblement. Je ne crois pas que Nicolas Sarkozy puisse séduire
l'électorat français.
Je crois même qu'il n'a aucune chance et qu'il perdra au second tour contre
n'importe quel candidat de gauche.
Que pensez-vous de son thème, la « rupture » ?
Il
n'y a plus de croyances collectives en France. Mais, plus profond, il y a des valeurs communes.
Les Français sont des gens qui croient encore à la liberté et à l'égalité. Y compris dans leur
vie quotidienne.
On ne vit pas en Angleterre ou aux Etats-Unis, où la montée des inégalités
est quelque chose qui passe assez bien parce que les gens ne croient pas tellement à l'égalité.
Ici, c'est autre chose. La montée des inégalités, des privilèges, des superprofits, tout cela
ne passe pas.
Derrière le mot « rupture » et le slogan de Sarkozy, « la France d'après », moi
j'entends en fait « Après la France »... Sarkozy, en proposant aux Français d'aller encore plus
loin dans l'ultralibéralisme, leur propose de « rompre » avec des choses auxquelles ils restent
très attachés : l'hôpital public, l'école, la Sécurité sociale... Il se comporte comme s'il n'avait
pas conscience de la solidité de ces valeurs de base de la vie sociale. A mes yeux, Sarkozy
ferait un meilleur candidat pour un public d'Américains d'il y a vingt ans.
« S arkozy, sa vie politique n'est qu'une suite de gamelles »
Vous semblez donc penser qu'il n'a aucune chance d'être élu président...
Tout le monde l'a déjà oublié,
mais toute sa vie politique n'est qu'une longue suite de gamelles. On n'a aucune preuve électorale
de Sarkozy !
J'ajoute autre chose : la différence entre un Chirac et un Sarkozy, c'est que le
premier a une sensibilité ancrée dans l'histoire de France. Il partage avec les Français les
idées d'égalité, de rapport à l'Etat.
Bizarrement, Sarkozy me semble comme en apesanteur par
rapport à cette histoire.
Chirac fait partie de ces hommes politiques qui savent, lors de ces
innombrables situations de révolte, parler aux Français.
Sarkozy, lui, reste dans l'affrontement.
Il fait partie de ceux qui pensent qu'on peut faire sans les gens. Dans ce cas, c'est difficile
de se faire élire ailleurs qu'à Neuilly.
C'est pourtant le champion de la lutte contre l'insécurité, un thème cher aux Français...
La thématique sécuritaire a déjà été testée plusieurs fois, elle ne
marche pas. Chirac en 2002, avec la sécurité, a fait un score à peine moins remarquable que
celui de Lionel Jospin. Aux dernières régionales, avec un Sarkozy, ministre vedette, champion
de la sécurité, l'UMP a connu une débâcle.
En fait, je ne crois pas que Sarkozy incarne vraiment
les valeurs d'ordre et de sécurité traditionnelles de la droite. Avec lui, je trouve au contraire
qu'on ne se sent pas en sécurité.
Il montre une agitation incessante, un besoin de parler, de
se montrer, de bouger, d'opérations coups de poing... Il véhicule l'image de l'homme politique
qui est le plus proche des grands patrons et qui tape sur les plus vulnérables de la société.
Or, la réalité sociologique en France, ce sont les classes moyennes qui décrochent des classes
dirigeantes. Cela s'explique à mon avis par un emballement dramatique du coût du logement, qui
est aujourd'hui une forme déguisée d'inflation.
Le 21 avril, avec un Le Pen au second tour, est-ce un accident ou la nouvelle norme ?
C'est toute la question. Prenez deux réalités électorales
récentes. La plus proche, c'est le référendum sur l'Europe : 55 % de non. Or, avec Nicolas Sarkozy
et Ségolène Royal, on a deux candidats du oui. On est déjà dans une configuration où le clivage
considéré comme essentiel par les Français n'est pas respecté...
Cela ne peut qu'encourager le
vote Le Pen. Pour moi, le FN n'est pas un parti sérieux. Les électeurs qui votent pour lui se
dispersent dans le néant. C'est un vote perdu, une forme d'abstention colérique.
La deuxième
réalité électorale, c'est la défaite de l'UMP aux régionales. Avec tout cela, on peut raisonnablement
pronostiquer une répétition inversée de ce qui s'est passé le 21 avril 2002 : un second tour
avec cette fois le candidat FN opposé à un candidat du PS.
La menace Le Pen ne transforme-t-elle pas la présidentielle en une campagne exclusivement de premier tour ?
On voit bien que Nicolas Sarkozy
fait tout pour faire monter le FN. Il espère ainsi la répétition à son avantage du 21 avril
2002. Même avec seulement 19 % des voix au premier tour, cela lui permettrait d'être élu président
en se retrouvant face à Le Pen au second tour. C'est une logique de putsch là aussi. Mais cette
logique présente un risque pour Sarkozy : elle assure une formidable discipline de vote à gauche.
Si la présidentielle est devenue exclusivement une campagne de premier tour, cela veut dire
que notre système démocratique est en train de muter. On serait entré dans un système politique
malade avec un Le Pen qui permettrait à d'autres d'échapper au suffrage universel.
Propos recueillis par Laurent Valdiguié, Le Parisien, 13 septembre 2006
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Pour Emmanuel Todd, démographe, Royal a trop joué sur l'identitaire, au détriment de l'économie. «DSK ou Fabius auraient pu gagner» Par Eric AESCHIMANN, Libération, QUOTIDIEN : jeudi 10 mai 2007, p. 10
Emmanuel Todd est démographe. Il a publié, entre autres, Après l'Empire (1). Il décortique les ressorts contradictoires du vote Sarkozy : revendication égalitaire et aspiration libérale. Vous aviez décrit Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal comme les «candidats du vide» . Le taux de participation modifie-t-il votre jugement ? Cette élection est un grand succès pour le système politico-médiatique, qui a réussi à mobiliser massivement la population en évitant de traiter les problèmes qui intéressent les gens : délocalisations, déflation salariale, inégalités de revenus et de conditions de vie. Pendant la campagne électorale, les deux candidats, Nicolas Sarkozy sur un mode majeur et Ségolène Royal sur un mode mineur, ont collaboré au remplacement d'un débat économique réaliste par un débat sur l'identité nationale. Au soir du second tour, leur satisfaction parallèle évoquait une certaine complicité systémique. Comment la relégation de la question économique a-t-elle été rendue possible ? Pour moi, la vraie surprise fut celle du premier tour. Je n'avais nullement anticipé et c'est un euphémisme que Nicolas Sarkozy serait capable d'attirer une partie de l'électorat du FN. Je ne voyais pas comment ses thématiques inégalitaires, son côté dur aux faibles, communautariste, proaméricain, pourraient séduire une France dont les valeurs sont plutôt opposées.--------
RMC / Info / Monde
Election US
Todd : « Je suis inquiet pour Obama »
La rédaction - Bourdin & Co - RMC, le 05/11/2008
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